La création discursive de l’incertitude dans le débat autour de l’origine multifactorielle des troubles des abeilles en France : la démarche utilisée
Revenons maintenant à la relation entre le comportement économique, social et politique des êtres humains dans des situations particulières, qui concernent des changements environnementaux dans un contexte de pression politique importante, valeurs en dispute, enjeux élevés de la décision et des incertitudes du système importants.
Nous montrons que l’évidence proposée par les divers acteurs pour définir « le problème » contient implicitement des propositions de solution favorables à leurs propres enjeux sociaux et économiques.
Nous utilisons ainsi le concept d’incertitude pour analyser le rôle du contexte socio-économique sur la construction de la « preuve » concernant les relations causales, dans des situations de controverse. Le concept de « construction sociale de l’incertitude » rend compte de l’influence de plusieurs facteurs sur les résultats de la recherche: la compétence, l’appartenance institutionnelle, la dépendance financière, la responsabilité de l’expert et les stratégies discursives des acteurs pour communiquer la connaissance (scientifique ou profane) dans un débat social.
Le premier recadrage des troubles des abeilles sous la forme d’un problème multifactoriel peut être identifié en Janvier 1999, quand le Ministre de l’Agriculture, en suspendant l’usage du Gaucho en enrobage des semences de tournesol, a annoncé aussi une étude épidémiologique dont l’objectif était de déterminer si d’autres facteurs avaient pu contribuer aux symptômes constatés. À partir de ce moment, les discours des acteurs s’inscrivent dans deux « narratifs » : un qui affirme que le Gaucho est la cause des symptômes observés dans les zones de grande culture de tournesol et de maïs traitées Gaucho, et une autre qui affirme que le Gaucho n’a eu aucune influence sur les troubles des abeilles, et que d’autres causes sont à blâmer.
L’objectif de l’étude présente a été non pas de mettre en évidence les « causes réelles » des troubles des abeilles, comme l’aurait fait une étude épidémiologique. La démarche que nous allons présenter ne doit pas être donc interprétée comme un essai de « trouver la cause (ou les causes) » de ces troubles. Notre étude porte sur l’identification des explications causales des divers acteurs et se propose leur analyse comparative, afin d’identifier les raisons pour les différences constatées entre les acteurs dans le cadrage des relations causales. Nous entreprenons cette démarche afin de démontrer une méthode qui décrive clairement le rôle des enjeux socio-économiques dans l’estimation des relations causales. Ceci pourrait être une procédure très utile pour la compréhension (e.g., par les décideurs politiques) d’un débat, habituellement caractérisé par des affirmations contradictoires des différents acteurs, pour lesquelles souvent aucune « unité de comparaison » n’est disponible.
Un deuxième objectif a été de tester l’échelle proposée par Weiss (2003), pour comprendre si elle peut être utilisée pour évaluer l’incertitude liée à des types différents de connaissances (profane, scientifique, institutionnelle, etc.). L’application d’une telle échelle pourrait assurer plus de transparence dans le débat et pourrait constituer un moyen pour la communication entre les acteurs autour de l’évidence amenée pour ou contre une relation causale.
Notre étude aborde les questions suivantes :
Est-ce que l’appartenance institutionnelle, l’origine du financement et les autres enjeux socio-économiques de l’expert influencent le « cadrage » (méthodes d’analyse, résultats, etc.) des relations causales ?
Comment peut-on comparer, entre les divers acteurs, la composante subjective présente dans les formulations des relations causales ?
Est-ce que l’échelle proposée par Weiss (2003) est applicable à l’évaluation de l’incertitude subjective pour des experts détenant des types différents de connaissance ?
Comment est-ce que la composante subjective ancrée dans la formulation des relations causales exerce en retour une influence sur les aspects socio-économiques des relations entre les acteurs (distribution du « bien et du mauvais » des changements environnementaux, l’influence sur les rapports de force dans la sphère politique, etc…) ?
Nous décrivons d’abord la méthode employée dans notre investigation théorique (voir aussi chapitre 7). Par la suite, nous présentons les résultats, à savoir la signification des scores donnés par les acteurs, le regroupement des acteurs autour des mêmes explications causales et l’accord et le désaccord entre les acteurs – par cause et par critère. La discussion des résultats les remet dans le contexte du débat sur les troubles des abeilles en France (enjeux pour les acteurs et stratégies adoptées), et les interprète à la lumière du cadre conceptuel choisi.